Aider sans se détruire
Certains
intervenants, animés d’une sincère intention de servir de guide aux
personnes alcooliques ou toxicomanes et de les orienter vers une meilleure
qualité de vie, trébuchent parfois. Ils
perdent espoir, se sentent impuissants et sombrent à leur tour dans l'hostilité,
l'ambivalence, l'isolement et la fatigue. Que
leur est-il arrivé ?
Dès 1980, Freudenberger avait défini l'épuisement
professionnel comme un état de fatigue ou de frustration résultant d’un dévouement
intense et déçu face à une cause, une façon de vivre ou une relation. Grosch
et Olsen (1994), quant à eux, considèrent qu'il s'agit d'un état de fatigue
ou de désillusion émotionnelle chez des intervenants qui passent d'un niveau
élevé d'idéal et d'engagement au désillusionnement et au cynisme. Selon
Pines (1993) plusieurs personnes expérimentent des états de stress importants
mais seulement celles qui abordent leur profession avec un niveau particulièrement
élevé d'idéal et de motivation aboutissent à l'épuisement professionnel.
En
tant qu’intervenants, il devient donc primordial de réviser l'ampleur de nos
attentes et de renoncer aux idéaux inatteignables ainsi qu’au rôle du
sauveur. Diane Bernier (1994) nous rappelle que renoncer à la perfection ne mène pas à l'incompétence
et que la mise de côté d'un certain idéalisme ne conduit pas à l'apathie.
C’est en endossant un rôle de sauveur
que l'intervenant devient vulnérable face à l'épuisement car il travaille
alors de façon excessive, sans limites et sans tenir compte de la réalité. Il
utilise son travail pour tenter de répondre à des besoins personnels qu'il
aurait dû satisfaire, ou qu'il devrait satisfaire, dans sa vie personnelle.
Tout intervenant doit rechercher un équilibre dans sa vie personnelle et
professionnelle et, grâce à cet équilibre, développer ses capacités à
mettre des limites (Saakvitne et Pearlman, 19956).
D'autres
pièges peuvent rendre les intervenants plus vulnérables à la détresse :
se sentir personnellement responsable de la sobriété du patient et humilié ou
insulté en cas de rechute de celui-ci; se croire seul capable de comprendre et
aider un client; perdre confiance en son propre jugement clinique lorsque abusé
par un mensonge. Les intervenants qui ont besoin que leur client ait besoin
d'eux; ceux qui ont besoin que leur client change absolument ou ceux qui pensent
en terme de «tout ou rien» sont aussi des intervenants en difficultés.
Newman
(2003) nous rappelle qu’en tant qu’intervenants, nous devons offrir notre
opinion clinique et notre bonne volonté avec persévérance, que le client
l'accepte ou non. Notre rôle consiste aussi à fournir à nos clients un large
éventail de techniques utiles. Cependant, nous ne pouvons pas être
responsables de leurs choix de les utiliser ou non. Nous ne devons par ailleurs
jamais oublier que lorsque nous aidons une personne toxicomane ou alcoolique,
c’est tout son réseau qui est touché: conjugal, familial et social.
Ainsi, lorsque nous réussissons, cela peut faire une différence pour
beaucoup de monde.
D’où
vient la vulnérabilité de certains intervenants? De leur histoire personnelle?
Les psychothérapeutes rapportent de plus hauts taux d'abus physiques,
d'agressions sexuelles, d'alcoolisme des parents, d'hospitalisation
psychiatrique d'un des parents, de décès d'un membre de la famille et plus de
dysfonctions dans leur famille d'origine que les autres professionnels (Elliott
et Guy, 1993). Notons toutefois que, selon le même article, les psychothérapeutes
rapportent aussi moins d'anxiété, dépression,
dissociation, perturbation du sommeil et difficulté au niveau des relations
interpersonnelles que les membres d'autres professions.
On peut donc supposer qu'issus d'un milieu difficile, ils ont appris
quelque chose de leur souffrance et s'en portent mieux. Le contact avec la
souffrance ne disqualifie donc pas l'intervenant, au contraire, il peut y puiser
sa force s'il réussit à trouver dans sa vie, personnelle et professionnelle,
des sources saines de satisfaction.
Certains
utilisent toutefois le rôle d'intervenant comme une stratégie de survie inefficace.
Cela les rend plus vulnérables au déséquilibre (Guy,
1987). Voyons
en quelques exemples..
L’exercice
du rôle d'intervenant peut être une occasion d'apprentissage mais il ne
remplacera jamais une psychothérapie. De plus, lorsque la détresse personnelle
est trop sévère, il devient une expérience traumatisante.
Le
rôle d'intervenant nécessite des contacts émotionnels mais ceux qui souffrent
d'un profond sentiment de solitude et
d’isolement et qui, ne croyant pas être aimables, recherchent l’intimité
(qui leur manque) dans le rôle d'intervenant seront déçus. Ce rôle ne fera
qu'exacerber les problèmes du thérapeute avec l’intimité, la révélation
de soi et les relations interpersonnelles.
On
rencontre aussi des intervenants qui tentent de régler leurs propres conflits
en profitant de toutes les occasions pour pousser leurs clients à défier
l’autorité et bousculer les traditions, les encourageant même à ne pas
tenir compte des normes sociales. Ceux-là découvriront vite qu’il leur
faudra mener leurs propres combats…
Pour
d'autres, apeurés et impuissants dans leur propre vie, le rôle d'intervenant
devient un moyen de compenser, en exerçant un contrôle et une influence considérable
sur la vie des clients. De fait, l’idéalisation du thérapeute peut amener
celui-ci à se sentir omniscient et d’omnipotent.
De tels sentiments nourrissent une tendance vers l’agression, l’exploitation
et la domination, ce qui peut alors se manifester par des tentatives de
convertir le patient à ses croyances personnelles, religieuses ou
philosophiques. Pour ces
intervenants, renoncer à prendre
le contrôle sur autrui et prendre le contrôle de soi est un impératif.
Certains
autres cherchent à satisfaire à travers l'intervention leur besoin
d’exprimer tendresse et amour sans prendre le risque d'établir des relations
égalitaires. Leur narcissisme et leur sentiment de grandeur les amènent à
croire investis de pouvoirs presque magiques. Ils abusent du fait que la relation
d'aide favorise chez le client l'émergence de désirs de compréhension,
d'amour, peut-être même de punition ou de gratification sexuelle. Ils
basculent dans un rôle messianique et rêve plus ou moins consciemment à une
secte dont ils seraient le gourou autoproclamé. Ils risquent de tomber de
haut…
Même
chez l'intervenant sain ne présentant aucune de ces prédispositions mentionnées,
le travail de gestion du contre transfert demeure un grand défi (Imhof,
Hirsch, et Terenzi, 1984; Scheffer, 1994; Weiss, 1994).
Ce type de difficulté peut nécessiter
un cheminement en profondeur et il faudra alors travailler sur soi.
Plusieurs auteurs commeYoung et Klosko (1995), de Hétu (2000), de Cottraux et
Balkburn (1995) et de Cottraux (2001) ont traité ce sujet et proposé des stratégies
de base utiles à tous.
Rappelons-nous
que les pensées et les sentiments que nous développons sur un problème sont
aussi importants que le problème lui-même pour ce qui est de l'impact d'un événement
sur notre vie. Ainsi, dans toute
situation difficile, la stratégie gagnante consiste à s'observer attentivement
et voir comment influencer positivement le cours des événements en utilisant
efficacement la marge de manœuvre disponible.
Voici quelques conseils, a priori banals, mais pourtant fort pertinents:
Rappelez-vous
vos bons coups. Cherchez de l'information de qualité.
Faites place à la réflexion. Tenez
compte de vos capacités actuelles. Évaluez bien l'effort à fournir.
Évaluez bien les risques réels. Préparez-vous.
Fixez-vous des objectifs réalisables.
Apprenez ce que vous devez savoir. Répartissez
les changements sur une certaine période lorsque vous en avez le choix.
Libérez-vous pour ce qui est prioritaire.
Faites
une bonne gestion de votre temps.
Planifiez des activités agréables.
Détendez-vous.
Traitez-vous
comme un(e) ami(e) plutôt que comme un ennemi.
Évitez les pensées toxiques.
Demandez-vous
jusqu'où vous êtes prêt à aller.
Révisez vos modèles.
Choisissez
votre entourage. Profitez des
ressources des gens de votre entourage.
Mettez le passé à sa place. Acceptez de faire des deuils.
Les
stratégies d'adaptation devront toujours être ajustées à la nature du problème.
Les conseils évoqués précédemment sont pertinents mais ils peuvent toutefois
amplifier la souffrance et la culpabilité en cas d’échec à les suivre.
L'intervenant peut, par exemple, revivre ses problèmes de compulsion ou ses
difficultés à mettre des limites dans les loisirs qu’il essaie de pratiquer.
Se distraire devient alors une charge supplémentaire.
Gérer
la souffrance n'est pas une tâche simple. L'intervenant devra donc régulièrement
réexaminer la nature de sa tâche, ses conditions de travail, son style de vie
et évaluer la satisfaction globale de ses besoins ainsi que l'état de son réseau
de support. Il pourra également remettre en question ses critères d'estime de
soi et ses propres attentes quant à son rôle. Dans d'autres cas, particulièrement
s'il se sent piégé dans la répétition de schèmes primitifs d'inadaptation,
il devra résoudre les situations non réglées ou inachevées de son histoire
personnelle et familiale. Il deviendra alors pertinent d'identifier par exemple
les règles familiales au sujet de la gestion des conflits, au sujet du travail,
de la performance, du rôle de sauveur, de la différentiation, soit l’habileté
à être en contact émotionnel avec les autres tout en demeurant autonome dans
son propre fonctionnement émotionnel. L'intervenant aura également avantage à
évaluer sa capacité à être non réactif, c'est-à-dire à ne pas être poussé
à réagir d'une façon prévisible, à sortir des triangles difficiles et établir
de vraies relations de personne à personne.
Être
intervenant, c’est endosser un idéal parfois inaccessible. Intervenir devient
alors en partie une source de fatigue et de souffrance à cause justement de la
comparaison inévitable entre ce que nous sommes et cet idéal inaccessible
(Fortin, 1996). Ce rôle d’intervenant continuera d'être accompli par des êtres
humains imparfaits qui devront toujours viser l'accessible plutôt que l'idéal,
tout en tenant compte des attentes de leur client, du mandat que leur confie
leur employeur, et du contexte dans lequel se déroule leur intervention. Ils ne
devront jamais oublier non plus l’avertissement de Newman (2003) selon lequel
il est parfois plus facile de tomber d’une montagne que d’y grimper…
Références
∙Bernier,
Diane (1994). La crise du burnout.
Ed. Stanké. Montréal. Québec.
∙Cottraux,
J.et Blackburn, I. (1995). Thérapies
cognitives des troubles de la personnalité.
244 p. Ed. Masson. Paris. France.
∙Cottraux,
Jean (2001). La répétition des scenarios de vie : demain est une autre
histoire. 284 p. Éditions Odile Jacob. Paris. France.
∙Elliott,
D. M. et Guy, J. D. (1993). «Mental health professionals versus non-mental-health
professionals: Childhood trauma and adult functioning» in Professional
Psychology: research and Practice, 24(1), 83-90. New York: Free Press. Ed.
New York.
∙Fortin,
B. (1996). «La fatigue normale de l'intervenant en santé mentale»
Psychologie Québec, 13(5), 30-31. Québec.
∙Grosch, W.N. et Olsen, D.C.
(1994).
When helping starts to hurt: A new look at burnout among
psychotherapists. W. W. Norton
& Company, Inc. New York
∙Guy,
J. D. (1987). The personal
life of the psychotherapist. Wiley Ed. New York :
∙Hétu,
Jean-Luc (2000). Bilan de vie :
quand le passé nous rattrape. Chapitre 5.
p. 51-61. ISBN 2-7621-2283-X
∙Imhof,
J., Hirsch, R. et Terenzi, R. e. (1984). «Countertransferential
and attitudinal considerations in the treatment of drug anbuse
and addiction» in Journal of
Substance Abuse Treatment, 1, 21-30.
∙Newman, Cory F. (2003).
Thérapie cognitive de l'abus de substance.
Atelier présenté à Montréal le 7 novembre 2003, parrainé par Cogicor
inc. Québec.
∙Pines,
A. M., Aronson, E. et Kafry, D. (1990). Le
burnout : se vider dans la vie et au travail.
Éditions Le Jour. Montréal, Québec.
∙Saakvitne,
K. et Pearlman, L. (1996). Transforming
the pain: a workbook on vicarious traumatization for helping professionals who
work with traumatized clients. W. W.
Norton& Company Ed., 160 p.
∙Scheffer,
H. J. (1994). «Denial, ambivalence and contertransferential
hate» In The Dynamics and
Treatment of Aclcoholisme:
Essential Papers. Levin, J. D. et Weiss, R. H. Eds.
Jason Aronson Ed. 421-437. New Jersey.
∙Weiss,
R. Hl. (1994). «Countertransference
Issues in Treating the Alcoholic Patient: Institutional and Clinician Reactions»
in The Dynamics and Treatment of Alcoholism: Essential Papers,
Levin, J. D. et Weiss, R. H. (Eds). Jason Aronson: New Jersey. 407-420.
∙Young,
J. E. et Klosko, J. S. (1995). Je réinvente
ma vie,
Les Éditions de l'Homme, Montréal, Québec.