Les virages
Quels sont les virages qui ont influencés
la pratique au cours des dernières années?
De
sympathiques passants vous demandent d’installer leur tente dans votre cours
pour une fin de semaine. Vous
acceptez de bonne grâce pour découvrir, le lundi suivant, qu’ils se sont
construit une solide maison! Confrontés
à vos protestations, ils vous répondent que le passé est le passé, qu’il
faut vivre au présent et que la réalité, c’est que maintenant vous êtes
tous sur ce terrain et qu’il faut apprendre à vivre ensemble.
Déjà ébranlé par l’affaire, vous devenez encore plus ébahi lorsque
vous apprenez que finalement ce terrain n’a jamais été le vôtre, que vous
l’avez toujours occupé en bénéficiant de privilèges et non d’un droit.
Les différentes transformations qui ébranlent le système de santé nous amènent à remettre en question nos habitudes, nos acquis et nos privilèges. Le courant nous emporte et on ne sait jamais ce que la prochaine vague peut nous apporter. Vieux et jeunes poissons nagent dans les mêmes courants. Jetons un coup d’oeil aux différents virages et tourbillons qui nous bousculent et aux changements qui les accompagnent.
Le virage personne :
De l’expert paternaliste qui détermine ce qui sera mieux pour son client, nous devenons des intervenants au service de la personne. Une partie importante de notre travail consiste à obtenir les souhaits, les désirs, les valeurs et les aspirations de la personne que nous aidons. Nous aurons à comprendre son langage, ses craintes, ses rêves, ses forces et ses propres stratégies de changement. En plus d’établir un lien, d’évaluer la situation et d’évaluer les plans de traitements possibles, nous aurons à prendre soin d’obtenir son consentement éclairé au sujet de la route que nous allons faire ensemble. Nous voulons que la personne s’approprie ou se réapproprie son pouvoir, quitte à ce que cela rende notre travail moins confortable. Nous aurons à faire une différence claire entre nos hypothèses cliniques et les certitudes partagées. «Notre» dossier devient son dossier. La personne aidée a droit de regard sur son contenu et contrôle exclusif sur sa divulgation.
Le virage milieu :
Nous nous éloignons de plus en plus de l’image du pompier qui dirait aux sinistrés : «Amenez-moi votre feu au bureau lundi matin à 9hres.» L’intervention se veut plus rapide et plus près des ressources du client, avant le traumatisme irréparable, la chronicisation trop confortable, la disqualification des ressources du milieu, de la famille et des aidants naturels. Chaque milieu que nous réussissons à instrumenter enrichit des générations d’enfant par la suite. Plutôt que de devenir des modèles idéalisés qui font de leurs clients des aspirants thérapeutes pour le reste de leur vie, nous souhaitons les garder branchés sur les forces vives qui les entourent. Ils trouveront des modèles autour d’eux et deviendront des modèles à leur tour.
Au-delà de la désinstitutionnalisation qui s’est trop souvent limitée à mettre les patients dans la rue en gardant les budgets associés à leur traitement dans les institutions, l’inclusion des exclus et la consolidation du tissu social devient un enjeu important.
Le virage légal (paranoïde):
Nous vivons dans une société qui a décidé de protéger les plus démunis par la loi de la protection de la jeunesse, la loi sur les services de santé et les services sociaux, celle du curateur publique, la loi sur la protection du malade mental, la charte des droits et libertés de la personne et les codes de déontologie des différents ordres professionnels.
La crainte et les menaces de poursuites entraînent dans certaines situations des décisions défensives justifiables par la loi plutôt que par un raisonnement clinique. Il est tentant de choisir l’option la moins risquée plutôt que celle qui serait la plus profitable pour le patient.
Chaque intervenant aura à comprendre l’environnement légal dans lequel il évolue afin d’éviter l’angoisse associée à l’inconnu et afin de se défendre si jamais on le pousse à poser des gestes illégaux. Cela peut être tentant de repousser la responsabilité sur le terrain d’un autre, surtout si cet autre est un subalterne mal informé. Pensons ici aux intervenants épuisées qu’un administrateur sous pression pousse à travailler malgré qu’ils ne soient pas en état de le faire. Il faut apprendre à dire «non» et à se porter à la défense des droits du patients.
L’application de ces les lois dans les domaines de l’obligation d’examen psychiatrique, les requêtes de soins, les requêtes d’hébergement, les gardes en établissements, et l’incarcération judiciaire amène l’intervenant en santé mentale sur le terrain de l’intervention en contexte d’autorité. Nous n’intervenons plus seulement qu’auprès de ceux qui le désirent. Il faudra apprendre à établir un contrat d’intervention et une alliance qui rejoint le client, même dans ce contexte.
Le virage interdisciplinaire :
Il deviendra de plus en plus fréquent qu’en plus des revendications légitimes des membres de la famille pour obtenir plus d’information sur ce qui justifie nos interventions, nous serons accostés par les ligues de défense des droits, les intervenants des institutions et/ou de la communauté, ceux du suivi intensif dans le milieu, par le médecin généraliste, un représentant de la régie régionale, de l’office des personnes handicapées, le protecteur du citoyen, un représentant de la ville, le député ou encore un avocat.
L’intervenant qui fait en privé ce dont il aurait honte en public risque de découvrir que plusieurs regards se posent sur lui. Le client n’est plus seul avec l’intervenant en santé mentale. Nous sommes plusieurs. Il nous reste à trouver un équilibre entre nos priorités d’intervention et l’énergie mise à interagir entre nous.
L'interdisciplinarité vise à mettre en relation d'échanges et de travail des personnes dont la formation professionnelle est différente en vue d'offrir une complémentarité suffisante pour bien desservir une clientèle à problèmes multiples.
Des personnes de formations différentes et complémentaires, compétentes par rapport au mandat et au travail d'équipe, se réunissent autour d'une vision d'ensemble d'un problème en intégrant le point de vue de tous les professionnels impliqués car ils sont conscients des limites de leurs compétences et de leurs capacités.
Intéressés à participer à un échange interdisciplinaire au sein d'une équipe créative et à établir une cible visée commune, ils sont tous capables de voir une personne, un événement, dans son contexte, en interaction avec un ensemble, évitant ainsi la vision fractionnée de la personne qu'entraîne la spécialisation. Capables d'un partage respectueux du pouvoir et habituées de le faire, ils reconnaissent sans problèmes leurs compétences réciproques et sont prêts à prendre des responsabilités et à se sentir imputable de leur contribution à l'atteinte des objectifs. Disponibles en temps et en énergie, ils sont pleins d'assurance quant à leur identité professionnelle et capables de se définir dans l'équipe.
Capables d’adaptation pour faire face à des dimensions nouvelles dans l'exercice de leur rôle professionnel pour lesquelles la formation de base n'offre peu ou pas de préparation, ils sont ouverts à l’inconnu et valorisent les différences. Ils acceptent que les membres de l’équipe dépendent les uns des autres pour trouver une solution appropriée au problème que présente le client.
Tout un idéal, qu’il faut voir sur un continuum plutôt qu’en terme de tout ou rien. Un phare vers lequel il faut se diriger plutôt qu’un critère immédiat d’estime de soi.
Le virage limite
Nous devons apprendre à vivre avec une nouvelle génération de patients qui revendiquent leur droit, ou ce qu’ils perçoivent comme leur droit. Ils recherchent auprès des intervenants une nourriture affective et une présence chaleureuse rassurante dont ils auraient eu besoin plus tôt dans leur vie. Ils ne seront satisfaits de rien de moins que l’adoption. Mais nous ne pouvons pas ramener chaque client à la maison... L’intervenant aura à introduire le principe d’une juste répartition des ressources et l’existence d’une limite aux services que l’on peut fournir compte tenu du contexte actuel. Il y a toujours une limite.
La personnalité limite fait des efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés. Ses relations interpersonnels instables et intenses sont caractérisées par l’alternance entre les positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation, valse dans laquelle l’intervenant devra éviter d’embarquer. Elle fait preuve d’impulsivité dans des domaines potentiellement dommageables, présente des gestes ou de menaces suicidaires ou d’automutilation, se plaint d’un sentiment chronique de vide et vit des colères intenses et inappropriées. L’établissement de limites claires sur les services que l’on peut rendre et une communication ouverte permettra d’éviter les attentes irréalistes, le clivage et les guerres entre intervenants ou entre institutions.
Il faudra renoncer à être le sauveteur qui en fait trop pour prendre soin de tous, développer son habileté d’être en contact émotionnel avec les autres tout en demeurant autonome dans son fonctionnement émotionnel et apprendre à ne pas être poussé à réagir d'une façon prévisible. Il faudra valider la souffrance sans valider l’impuissance. Susciter l’espoir sans promettre l’impossible.
Le virage narcissique:
Aider un client qui a un sens grandiose de sa propre importance, convaincu d’être spécial et unique et de ne pouvoir être compris que par des ressources ou des intervenants exceptionnel peut être une expérience frustrante. Ayant le sentiment que tout lui est dû, qu’il a droit à un traitement particulièrement favorable, le patient narcissique manque d’empathie et adopte des attitudes et de comportements arrogants et hautains. L’intervenant en santé mentale aura à apprendre à établir des limites claires quant à son rôle sans rejeter le patient. Il faudra l’aider à entrer en contact avec sa vulnérabilité sans l’agresser en retour. La communication au sein de l’équipe de soin deviendra primordiale pour éviter les jeux relationnels pathologiques où le client narcissique réussit soit à séduire soit à terroriser.
Le
virage sévère et persistant:
L’arrivée de nouvelles médications, le développement de suivis intensifs dans le milieu, d’intervention auprès des itinérants, l’application des lois associées aux requêtes d’évaluation psychiatrique, aux requêtes en hébergement et en soin ramène dans le domaine des soins en santé mentale un éventail de personnes présentant des problèmes sévères et persistants qui échappaient à nos services. Les zones grises où se perdaient les plus démunies s’amenuisent lentement. Les double problématiques sont de plus en plus reconnues. Pensons aux personnes vivant des problèmes de santé mentale en plus d’être des personnes âgées en perte d’autonomie, des personnes atteintes de déficits intellectuels ou des personnes vivant des problèmes de toxicomanies.
Certains clients seront suivis à long terme. Nous vieillirons ensemble. L’ajustement de ses attentes et de ses critères de succès évitera le sentiment d’impuissance.
Le virage performance :
Au moment de se partager une part limitée des finances publiques, le charisme et la créativité ne suffisent plus. Il faudra établir des critères d’évaluation selon les critères scientifiques généralement reconnus pour avoir accès aux subventions et justifié les droits et les privilèges que l’on prenait pour acquis. Il faudra également justifier les remplacements (congés, départs, maladies) par des arguments d’administrateurs. Êtes-vous efficace? Êtes-vous utile? Indispensable? Avez-vous une liste d’attente? Êtes-vous vraiment débordé? Prouvez-le! Il suffit de voir les luttes autour du partage des bureaux (avec ou sans fenêtre) pour constater l’importance personnelle des symboles de statut professionnel et du confort.
L’intervenant communautaires chaleureux et disponible découvre avec surprise qu’une fois surchargé, pressé de répondre à des demandes impossibles, il peut devenir aussi froid et distant que le psychiatre surchargé qui fait face à des demandes impossibles. Les critères de performance devront demeurer humains.
Le virage culturel :
Fini le temps ou intervenants et clients partageaient depuis leur enfance une banque d’expérience, de références culturelles, littéraires et télévisuelles communes et facilement accessibles. Il faudra découvrir les symboles communs un peu plus profondément dans les références propres aux clients, déniché le symbole personnel qui fera image et qui touchera son coeur et son esprit.
Le virage des privilèges sociaux :
Les compagnies d’assurance, la CSST, la sécurité du revenu ont tous leurs représentants qui jettent sur le patient un regard très différent de celui de l’intervenant en santé mentale. Leurs interventions entrent parfois en contradiction avec un plan de traitement axé sur la qualité de vie. Il faudra tenir compte de leur présence sans être naïf quant à leur mandat et à leurs objectifs.
La réalité est complexe, ambiguë et incertaine. Nous nageons dans des zones grises où il est souvent impossible d’être certain si notre client est victime des abus du système ou s’il en abuse. Nous souhaiterions souvent ne pas avoir à nous poser la question, car cela contamine sérieusement la qualité de notre relation avec le client.
Conclusion
Intervenir en santé mentale, c’est tout un contrat. Il faut établir un lien avec la personne et la mettre suffisamment à l'aise pour qu'elle puisse collaborer. En plus d’identifier la souffrance et de faire preuve de compassion, l’intervenant évaluera la situation en tenant compte du point de vue de la personne, déterminera un objectif ou un but aux rencontres et communiquera sa compréhension, son plan et son désir d'aider. Il prendra soin de clarifier son rôle, sa disponibilité et le mandat associé au contexte dans lequel il travaille. Il aidera le client à nuancer ses idées, ses pensées et ses croyances, l’aidera à faire place aux émotions puis à remettre les émotions à leur place.
Il
aidera le client à satisfaire ses besoins en tenant compte de son contexte de
vie. Il créera des liens avec les ressources de la communauté et
avec les ressources médicales, soutiendra la personne au niveau de la négociation
et de la défense de ses droits et verra à ce que l’on suive l’évolution
de la situation.
Tout un contrat. Devrons-nous affronter les courants qui suivront dans un contexte d’emplois précaires, d’une détérioration des conditions de travail, d’une perte de la sécurité d’emploi et d’horaires irréguliers? La déprofessionalisation et la disparition des frontières entre les formations professionnelles amèneront-elles l’émergence d’une nouvelle sorte d’intervenant en santé mentale ou à une confusion des rôles au service d’une administration qui souhaite pouvoir faire faire n’importe quoi à n’importe qui, sans contrainte et sans limites? C’est ce que nous découvrirons avec le temps. Tous ensemble et chacun différent.